Élève dans un lycée à Tulcea, Adi est revenu comme chaque année passer l’été chez ses parents, qui habitent toujours le bled où il a grandi, dans le delta du Danube – littéralement, pour ses habitants, à trois kilomètres de la fin du monde. Là où finit la terre et où la mer commence. Le jeune homme profite de ses vacances avec son amie d’enfance Ilinca, entre baignades et promenades en barque. Une de ses connaissances de la ville, Radu, vient même passer une soirée avec lui. De cette soirée qui avait agréablement commencé, Adi rentrera furtivement chez lui, le visage contusionné, l’œil gonflé, ensanglanté et le corps meurtri. Il a subi un tabassage en règle et a repris connaissance au milieu de la rue, son téléphone portable disparu. Le découvrant dans sa chambre, son père se croit responsable – une histoire de dettes pas payées à temps – et c’est avec une certaine culpabilité qu’il accompagne son fils au commissariat pour porter plainte. La personne qu’accuse le père, Zentov, est un notable du village, et les agresseurs présumés ne sont autres que ses fils : la situation est donc trèèès délicate. Dans ce Clochemerle roumain, le gendarme veut enquêter de manière discrète. Et découvrant peu à peu la véritable raison de cette agression, il se dit qu’il va falloir la jouer fine. Car les fils de Zentov ont « vu Adi embrasser un garçon » : après tout, est-ce que ça ne légitime pas leur fureur ?… Il vaut mieux que tout ça ne s’ébruite pas. Que diraient les gens du village ? Et puis, qui sait si trop d’écho donné à cette malheureuse histoire ne ferait pas venir d’autres jeunes de la ville, avec leurs façons de vivre dévoyées, leurs musiques, leurs mœurs, leurs maladies… D’ailleurs, Adi, un petit gars bien d’ici, n’est pas « comme ça ». Il a forcément été drogué pour agir de la sorte, ou c’est la ville qui l’aura détraqué. Alors, franchement, pourquoi ne pas s’arranger à l’amiable ? D’autant que le téléphone portable a été rendu. Ce serait plus raisonnable…
Chronique roumaine de l’homophobie ordinaire, Trois kilomètres jusqu’à la fin du monde tire sa puissance du contraste saisissant entre la beauté des images (le cadre, la photo subliment les marais magnifiquement éclairés dans cette fin d’été) et la hideur ataviquement nichée au cœur des habitants de ce village sans histoires. Le monde d’Adi s’effondre. Ses parents se murent dans le silence et s’en remettent au curé pour le « guérir ». Le seul soutien inconditionnel qu’il lui reste est celui de son amie d’enfance. Mais que peuvent-ils face à ce rejet et cette violence auxquels Adi est confronté ? Sans la présence de marqueurs du monde bien moderne (les téléphones portables, internet…), on se croirait transporté quelques décennies plus tôt, au mitant du 20e siècle, tant est saisissant le décalage entre la rigidité morale, confite de religiosité, dans lequel baigne la petite société – et la libéralisation des mœurs, l’acceptation de l’Autre, qu’on espérait généralisées, dans une Europe émancipatrice… Dire qu’il reste du chemin à parcourir est un euphémisme. À y bien regarder, les soubresauts fascisants qui agitent encore nos sociétés, les tentations protectionnistes, les résurgences de l’ordre moral, partout, chez nous comme ailleurs, sont aussi les indicateurs que nous sommes peut-être moins éloignés qu’on ne le pensait, moins de trois kilomètres de la fin de notre monde.
Utopia